Sous-titré : Laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et posthumanité
De Yannick Rumpala, 2021.
Dernier volume en date de la collection Parallaxe du Belial’, nous avons à nouveau entre les mains une étude magistrale consacrée à la littérature de genre. Ici, Yannick Rumpala, prof de sciences po à Nice, s’attaque à un sous-genre qui n’aura que partiellement survécu au tournant du millénaire : le cyberpunk. Malgré le fait que le terme était fort à la mode début d’année avec la sortie du jeu tellement attendu sur PC/PS4/PS5 (et tellement critiqué depuis), force est de constater en effet que le genre littéraire lié n’est plus tout à fait à la mode. Même les adaptations sur grands et petits écrans se font relativement rares (exception notable : Altered Carbon, qui remplis à peu près toutes les cases relevées par Rumpala dans son essai) ces dernières années (dans son acception stricte du genre, précision importante). Et c’est la première question du bouquin : est-ce un sous-genre mort ? Est-ce qu’il est obsolète ? Nous raconte-t-il quelque chose sur l’époque que nous vivons aujourd’hui ?
Rumpala essaie de répondre à ces questions dans une approche qui divise le sujet en plusieurs chapitres. L’auteur se penche donc successivement sur la dimension technique, sur le lien entre les grandes corporations des romans concernés et l’avenir du capitalisme, sur la dimension urbaine et sociale du futur décrit, sur l’invasion du corps futur par la technologie, sur la dimension subversive de cette littérature et de ces héros (après tout, on parle bien de punk dans cyberpunk !) et sur la notion du cyberespace comparé à que l’Internet est aujourd’hui en comparaison de ce que l’on imaginait à l’aube des années 80, période dorée du sous-genre qui vécut jusqu’à la fin des années 90. Et Rumpala de conclure son livre avec texte syncrétique qui, à partir des conclusions de ces différents chapitres, envisage cette littérature comme une littérature de contre-utopie (ou, plus exactement, se pose la question de savoir s’il s’agit réellement de contre-utopies).
Le bouquin ratisse donc assez large dans le champ des sciences humaines, comme les autres bouquins de la collection. Et la démonstration est fort intéressante même si, il faut l’avouer, elle souffre sans doute un peu d’un jargon parfois hermétique. Je n’en veux pas particulièrement à Rumpala, qui rédige ici un texte qui pourrait être publié tel quel dans une publication scientifique sur la littérature ou la philologie, par exemple. Pourtant, Parallaxe et le Bélial’ ne sont les PUF. J’ai déjà ici parlé plusieurs fois de textes d’Anne Besson, notamment publiée aux PUF et je n’ai pas de soucis à aller dans cette direction-là pour une lecture d’un type différent. Mais je pensais que Parallaxe avait avant tout une vocation vulgarisatrice. Roland Lehoucq, le directeur de la collection, avait réussi à maintenir cette ligne dans ses propres publications, à l’instar de La science fait son cinéma, dont nous avons parlé ici il y a peu. Le texte y était fluide et plaisant, n’hésitant pas à manier l’humour tout en conservant une démarche scientifique argumentée avec nombre de références très pertinentes. Dans ce Cyberpunk’s Not Dead, c’est moins le cas : on est davantage dans un texte savant.
Comme je le disais plus haut, la démonstration est intéressante et la multiplicité des focales envisagée rend la lecture réellement bien argumentée. J’ai cependant quelques réserves quant au corpus envisagé. Rumpala se concentre presque exclusivement sur l’œuvre de William Gibson, évidemment, et sur quelques ouvrages de Walter Jon Williams, Bruce Sterling et Pat Cadigan. Et c’est à peu près tout. On a là évidemment l’essence du sous-genre, mais on ne prend absolument pas en compte l’évolution des thématiques qui y furent abordées dans des œuvres plus tardives. Bien sûr, les unifs américaines (essentiellement) et européennes (plus sporadiquement) se sont surtout concentrées sur Gibson, comme un étudiant en littérature se concentrera surtout sur Alain Robbe-Grillet quand il se penchera sur le Nouveau Roman, et la littérature scientifique sur laquelle Rumpala peut se baser navigue donc dans ce périmètre réduit. C’est, cependant, selon moi, une vision réductrice d’un « mouvement » ou d’un sous-genre de contre-culture.
Il me semble par exemple qu’on se prive d’un matériau fort intéressant en n’envisageant pas les sources (Philip K. Dick est à peine mentionné alors que l’adaptation de Blade Runner est un influence majeure -et pas seulement visuelle- de Gibson, sans parler de ce que Spielberg a fait de son Minority Report qui coche également toutes les cases du sous-genre) ni les évolutions. Alors qu’il prend dans son corpus quelques romans de la seconde partie des années 90, il ne passe que très rapidement sur le manga et les adaptations animées successives de Ghost in the Shell. Et il ne s’intéresse aucunement aux dizaines d’autres titres dans la BD japonaise, américaine ou européenne sur la thématique. Rumpala semble en effet enterrer définitivement le genre à la sortie de Matrix en 99. Or, Altered Carbon, que j’ai cité plus tôt, est sortir en roman en 2002 et a été adapté par Netflix en 2018, pour la première saison. Autre exemple : les BD de Mathieu Bablet (pas tellement Shangri-la, mais bien Carbone & Silicium)…
Bien sûr, les tropes du genre ont évolué. Et les dimensions mésestimées dans les romans fondateurs (la dimension de genre, la question du changement climatique et de la limitation des sources d’énergie, par exemple) font bien partie du texte/de l’image, désormais. Et je ne parle même pas des autres médias : le jeu vidéo regorge de titres qui exploitent une imagerie et des thématiques cyberpunk (à l’instar, à nouveau, de Cyberpunk 2077 que j’ai déjà cité). Ou des jeux tout courts, d’ailleurs, comme le légendaire CCG Netrunner de Richard Garfield (le même qui a invité Magic The Gathering) édité pour la première fois en 1996 et qui est pile poil dans la thématique. Même des auteurs français comme Laurent Kloetzer s’y sont frottés bien après la mort annoncée du genre, avec par exemple CLEER, dont j’avais parlé il y a longtemps dans ces colonnes (sans pour autant l’apprécier outre mesure).
Bref, ce Cyberpunk’s Not Dead est un essai érudit et intéressant intellectuellement parlant, mais qui a des limites évidentes. Le corpus étudié est à mon sens trop réduit pour gloser sur la mort éventuelle d’un genre ou sur la pertinence de son propos à l’égard de la réalité de la société (parfois dystopique, il est vrai) dans laquelle nous vivons actuellement. Le style, parfois volontairement alambiqué, ferme également quelques portes chez le lecteur curieux. Et c’est bien sûr un dommage. Reste un ouvrage intelligent qui pose de bonnes questions et qui apportent des réponses qui font avancer le débat. Mais, avec beaucoup de limites et de frustrations, je dois l’avouer.