De Pierre Vesperini, 2022.
Après un long hiatus, dû à une intense activité professionnelle, je reviens dans ces colonnes avec une lecture elle-aussi professionnelle. L’essai du philosophe, spécialisé dans l’antiquité, Pierre Vesperini a le mérite de jeter un œil neuf, un regard inédit sur un phénomène de société qui fait couler beaucoup d’encre depuis maintenant quelques années. Si son œil acéré et cultivé est en effet neuf, c’est qu’il n’est pas issu du sérail. Ce n’est pas un artiste ou quelqu’un directement lié au monde artistique qui s’exprime, mais bien un philosophe et qui plus est un philosophe peu intéressé par les débats modernes. Son point de vue d’amateur éclairé, de citoyen que le sujet frappe, tient donc davantage d’une démarche d’historien et de philosophe, intéressé par les mécanismes en jeu et leurs réminiscences dans l’histoire plutôt que par les avatars médiatiques récents, même si les deux aspects se nourrissent mutuellement pour former sa pensée, bien entendu.
Son court essai se compose donc de plusieurs textes. Le premier et le plus long a pour titre « Culture européenne et cancel culture« . Vesperini y démontre, nombreux exemples à l’appui, que le phénomène de la cancel culture n’est en rien nouveau. Au contraire, c’est un mécanisme vieux comme le monde que l’adage populaire résume encore le plus efficacement : ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire de la guerre. De fait, Vesperini multiplie les exemples, l’histoire de l’Eglise catholique en tête, pour démontrer que les mécanismes de la cancel culture (suppression d’une culture au nom de nouvelles valeurs, ostracisme, mise au ban de la société des derniers défenseurs, ridiculiser l’ancien quand on ne le condamne pas officiellement, etc.) ont de tout temps été utilisé et, en particulier, par « l’esprit » européen, depuis ses sources antiques jusqu’à nos jours. Il est difficile à dire, d’ailleurs, si c’est un trait particulièrement européen ou si Vesperini est touché à son tour par ses référents européocentristes qui passent sous silence les exemples qui pourraient être parlant dans d’autres culture (il serait intéressant, par exemple, de consacrer une monographie à ce phénomène dans la Chine antique, lorsqu’une dynastie prend le pas sur la précédente – d’autres exemple, comme l’effacement des cartouches des pharaons précédents par leurs successeurs, ne sont pas non plus repris alors qu’ils participent d’une même logique).
On décortique dans ce premier texte le phénomène sous cet aspect historico-philosophique qui rend la lecture de Que faire du passé ? un véritable plaisir édifiant. Vesperini a, de plus, la plume relativement agréable ce qui renforce la compréhension et l’intérêt de son propos. On y apprend par exemple que, par exemple, c’est bien l’Eglise catholique qui est à la fois la cause d’une presque disparition de la culture antique lors du Moyen-âge et, en même temps, à travers certains de ses érudits résistants, la raison de sa sauvegarde : en effet, quelques lettrés religieux n’ont pu se résoudre à brûler ces textes antiques, permettant ainsi leur redécouverte tardive à l’aube de la Renaissance.
La deuxième partie de l’ouvrage regroupe plusieurs textes plus courts que Vesperini a précédemment publié, notamment dans Philosophie magazine. Ces textes, au premier rang desquels Faut-il brûler les classics ? (dans l’acception anglo-saxonne du terme, à savoir les hautes études de littérature classique pour lesquelles la connaissance du grec et du latin sont un prérequis), sont probablement plus anecdotique. Ils reprennent en partie les démonstrations du premier texte par le prisme particulier de l’un ou l’autre évènement particulier au fil des ans. Le premier de ces textes, consacré comme je le précisais à l’avenir des études de littérature gréco-latine aux Etats-Unis en particulier, se construit autour d’un choix faire l’éducation américaine de ne plus rendre obligatoire la connaissance du grec et du latin pour poursuivre cette filière, arguant qu’il s’agit là d’une discrimination à l’entrée. Le propos de Vesperini est de démontrer que derrière cette décision socialement « légitimable » se cache en fait plus de mal que de bien. L’adoption de la mesure n’aurait pour effet que de ghettoïser encore davantage une catégorie d’étudiants qui deviendraient des classisistes de deuxième zone, ne pouvant espérer un emploi stable dans une profession qui n’en compte déjà que très peu. Le témoignage d’une universitaire afro-américaine active dans ce domaine, qui suit le texte de Vesperini, est à ce sujet fort parlant.
Si l’essai n’est donc pas révolutionnaire et ne fait qu’aborder la question de la cancel culture de manière finalement détournée, il développe des arguments et des idées novatrices que l’on n’a pas l’habitude d’entendre sur les nombreux plateaux télé et autres talk-shows où les invités, souvent peu inspirés, ressassent les mêmes poncifs sur la question. La remise en contexte historique du phénomène dans la construction des identités européennes est particulièrement pertinente et démontre que si le phénomène a un échos particulièrement large grâce aux médias sociaux aujourd’hui, il n’est en rien nouveau ni difficile à comprendre dans une perspective de construction des normes sociales (et, donc, culturelles). L’auteur de remarquer finalement que la différence la plus fondamentale entre les avatars les plus récents de la cancel culture et leurs exemples historique est que là où le phénomène était construit par une élite intellectuelle pour influencer une masse inculte, il est désormais construit, porté et défendu par une masse cultivée (si l’on s’en réfère à l’accès à l’éduction et à l’accès à la culture, justement). Différence qui ne peut qu’inquiéter ceux qui s’intéresse à la construction des nouvelles normes sociales et qui font confiance à l’intelligence dite collective.