De Richard Linklater, 2006.
Dans la catégorie des adaptations de romans et nouvelles de Philip K. Dick, j’évoque aujourd’hui sans doute l’une des moins connues du grand public. A côté de mastodontes auréolés de l’étiquette de film culte que sont Blade Runner, Minority Report ou Total Recall, A Scanner Darkly fait office de petit poucet. Adapté du roman éponyme de Dick (traduit en français sous le titre de « Substance Mort« ), A Scanner Darky s’apparente davantage au film d’auteur qu’au gros blockbuster hollywoodien. C’est d’ailleurs moins un film de science-fiction qu’un film d’anticipation. Ajoutez à cela le fait que ce n’est pas un film live, mais bien un film d’animation en rotoscopie basée sur des prises de vue réelle et vous avez en fait un film relativement inclassable. Qui n’a, malheureusement, pas rencontré son public, ni en salle ni après.
Pourtant, Richard Linklater n’est pas un manche. Et en 2006, ce n’était pas un inconnu au bataillon : c’était déjà l’homme derrière Before Sunrise, Before Sunset, Fast Food Nation ou encore Rock Academy. Un réalisateur qui aime bien les concepts, donc. Et qui poursuivra dans la veine, en signant Boyhood en 2014, le fameux film dont tout le monde se souvient car le tournage s’est étalé sur douze années successives, pour suivre la croissance du gamin qui tient le rôle-titre (le film en lui-même comme objet cinématographique n’étant pas spécialement resté dans les mémoires). En plus, Linklater, pour son deuxième film d’animation en rotoscopie (il maîtrisait donc bien la technique/le concept) a pu compter sur un casting de ouf sur A Scanner Darkly : le rôle principal échouant à Keanu Reeves, déjà un superstar à l’époque qui nous livre ici une performance égale à ce qu’il sait faire, et les rôles secondaire dévolus à Robert Downey Jr. (alors au tout début de sa deuxième carrière, tout juste auréolé du succès de Kiss Kiss Bang Bang), Woody Harrelson, Rory Cochrane ou encore Winona Ryder. Que du bon, donc.
Mais qu’est-ce qui n’a pas marché alors ? La rotoscopie en elle-même, qui depuis les essais de Ralph Bakshi sur le Seigneur des Anneaux dans les années 70 n’a jamais réellement trouvé sa place dans l’imaginaire collectif ? Un récit finalement très intimiste, plus proche du huis-clos angoissant que du grand spectacle auquel les adaptations de SF US nous a habité au fil des ans ? Ou encore la thématique du film, qui le rend plus proche d’un Las Vegas Parano que d’un blockbuster ? Ou son rythme très particulier et son développement assez lent ? Sans doute un peu de tout à la fois.
Keanu Reeves y interprète en effet avec brio le personnage de Bob Arctor, un flic infiltré chargé … de se surveiller lui-même ! Infiltré dans une bande de losers drogués jusqu’aux yeux pour comprendre la filière d’approvisionnement d’une nouvelle drogue qui fait des ravages, Bob héberge dans sa maison de banlieue lambda le fantasque James Barris (Robert Downey Jr.) et le perché Ernie Luckman (Woody Harrelson), squatteurs paranos et grands consommateurs. Viennent s’y ajouter Freck (Rory Cochrane), constamment en bad trip, et sa petite amie Donna (Winona Ryder), instable psychologiquement qui refuse pour une raison non-explicitée les contacts physiques.
Bob, afin de jouer son rôle d’infiltré au mieux, commence lui-aussi à consommer cette nouvelle drogue, la Substance D (Substance Mort dans la VF du roman), ajoutant à son mal-être et à son insatisfaction sexuelle les méfaits d’une substance destructrice. Et quand James vient le dénoncer chez les stups comme étant le baron local dudit trafic, le film vire carrément à l’absurde, où les réalités se mélangent dans un grand pot-pourri de camé qui s’enfonce dans les méandres de sa propre psyché malade. On est donc en plein dans du K. Dick, à n’en pas douter. Lui-même, comme ses innombrables bio le confirment, était assez versé dans les psychotropes divers et variés qui, s’ils peuvent étendre l’imagination, ont quand même quelques légers effets secondaires dommageables pour le cerveau humain… D’aucun n’hésitent pas à affirmer, du coup, que ce Scanner Darkly est l’un des récits les plus personnels de K. Dick, prétextant quelques fulgurances anticipatives (le « costume » changeant aux multiples visages changeant en permanence est devenu une réalité entre temps, avec les fameux masques taïwanais qui trompent les caméras de surveillance chinoises en rendant impossible la reconnaissance faciale utilisé lors des grandes manifestations contre le pouvoir), travestit sous la forme d’une histoire assez simple et courte ses propres penchants pour l’autodestruction et la paranoïa aiguë (rappelons que K. Dick était en effet persuadé d’avoir été surveillé par le gouvernement américain, sans que l’on ait jamais su démontré si cela était vrai ou non).
Linklater livre quant à lui sa version du roman de Dick. Aussi colorée que pessimiste, servie par des acteurs au mieux de leur forme, ce long métrage d’animation peut aussi se vivre comme un trip sous acide. La litanie continue délirante de James, dans laquelle on peut repérer les prémices du Holmes interprété par Dwoney Jr. quelques années plus tard, endors littéralement le spectateur dans des fausses pistes et dans une complexité artificielle. La conclusion du récit, aussi expéditive et déprimante que bizarrement porteuse d’espoir, ne font que confirmer le message du film : il FAUT se méfier des autres, des apparences, des paradis artificiels qui ne font que toujours davantage vous isoler. Un film qui se prétend compliqué pour mieux camoufler sa morale simple. Alternativement, une descente aux enfers qui laisse peu d’espoir dans l’humanité. Ou encore une comédie over-the-top où quelques comédiens en roue libre s’amuse à forcer le trait car ils se savent filmés pour mieux ensuite être dessinés. A vous de déterminer quelle version vous voulez voir.