De Michael Dudok De Wit, 2016
Film d’animation muet produit par le Studio Ghibli, Arte et l’argent public français et belge, La Tortue Rouge est, tout simplement, un chef-d’œuvre. J’utilise rarement le terme, de peur d’en galvauder le sens, mais là, je manque d’alternatives, de synonymes. Et je n’use que rarement de superlatifs. C’est aussi un OANI (d’Objet Animé Non-Identifié, vous l’aurez compris) : 1h20, animation à la main, muet ou, en tous les cas, sans dialogue. Est-il besoin d’en dire plus ?
Oui, bien sûr. La Tortue Rouge est une réussite tant formelle que sur le fond. La poésie qui se dégage de cette histoire simple, racontée avec les techniques de l’animation traditionnelle et un dessin épuré, est simplement inénarrable. L’histoire, pour y revenir, est limpide de simplicité : un homme, naufragé, s’échoue sur une île déserte. Alors qu’il tente de s’échapper sur un radeau de fortune, une grande tortue marine rouge détruit son embarcation de fortune trois fois de suite, comme si elle souhaitait le retenir sur l’île déserte. De frustration, l’homme tue la tortue en la retournant sur son dos lorsque celle-ci accoste l’île. Alors qu’il est pris de remord face à son acte, le tortue se transforme en femme. Et la suite ne fait que confirmer qu’avec une histoire simple, on peut toucher à la perfection.
Allégorie de la vie dans ce qu’elle a de plus belle, de plus triste, de plus essentiel, le très confidentiel néerlandais Michael Dudok De Wit, réalisateur de dessins animés méconnus depuis plus de 25 ans, est parvenu à résumer en 80 courtes minutes ce qui fait de nous des hommes. La passion s’y affiche sous toutes ses déclinaisons : la colère, la résignation, la dépression, la peur, la joie, l’amour, bien sûr. Et tout cela sans une parole. Les visages et les expressions du corps de trois personnages (car oui, désolé pour le spoiler, mais un enfant naîtra), pourtant esquissé par les quelques traits d’un character design épuré, suffisent à faire passer ces émotions sans l’ombre d’un doute. Universel comme peut l’être l’animation, la Tortue Rouge réussi son paris sur toute la ligne : le spectateur, pour autant qu’il soit ouvert à une œuvre contemplative, est emporté de bout en bout.
Concernant l’animation en tant que telle, le dessin dépouillé de ce décors unique, plage, mer, ciel, forêt de bambous, est magnifié par des aplats de trames changeantes éclairées avec génie. Les ciels étoilés, par exemple, sont des œuvres d’art en eux-mêmes. Il n’y a aucun doute que le producteur artistique du film, nul autre qu’Isao Takahata, le second homme du Studio Ghibli, auteur des magnifiques Princesse Kaguya, La famille Yamada, Ponpoko ou encore du Tombeau des Lucioles, y est pour quelque chose.
Car, bien que réalisé et scénarisé par un néerlandais, animé par des équipes françaises essentiellement et produit par Arte, France Télévision et la RTBF, il s’agit bien d’un film des Studio Ghibli. Un article intéressant du premier numéro d’Ôtomo, la déclinaison japonaise/asiatique du toujours très recommandable mook Rockyrama, se posait la question du futur de la « grande » animation japonaise après la retraite du géant Hayao Miyazaki. L’article, qui regrettait que l’animation japonaise semblait se résumer aux œuvres du père de Nausicaa après les coups d’essai non confirmés de Mamoru Oshii, d’Ôtomo lui-même ou du regretté Satoshi Kon, l’article, disais-je, se posait la question de l’avenir des Studio Ghibli. Il se clôturait en se demandant si le célèbre Studio ne devait pas finalement se réinventer en transcendant son particularisme nippon, comme il semblait vouloir le faire en produisant La Tortue Rouge. Au vu du résultat, oui et trois fois oui.
C’est d’autant plus dommage que le film, nommé aux oscars en 2017, s’est incliné devant Zootopie, œuvre qui, bien que réussie, me semble nettement plus conventionnelle. La Tortue Rouge aurait pu être le digne successeur du Voyage de Chihiro (2003, déjà), là où le Château ambulant s’était incliné face aux Studio Aardman et à leur excellent Wallace & Gromit : Le Mystère du Lapin Garou, où le Vent se lève s’est incliné face au blockbuster La Reine des Neige et où Le Conte de la Princesse Kaguya s’est incliné face au nettement plus moyen Les Nouveaux Héros. La reconnaissance qu’elle mérite ne lui sera donc pas accordée, malheureusement.
L’on peut se consoler en se disant que La Tortue Rouge restera alors, d’ici quelques années, comme un succès d’estime oublié que seuls quelques passionnés se rappelleront. Je ne peux que vous souhaiter d’en faire partie. Du fond du cœur.