De J.D. Salinger, 1948-1953.
Il est pratiquement impossible de résumer les neuf nouvelles que compte ce court recueil. Salinger, mondialement connu et reconnu pour son Attrape-Cœur, est davantage caractérisé par son style et sa rythmique que par ses récits. Ces neuf textes nous narrent donc des tranches de vie improbables, tantôt tragiques, tantôt drolatiques. A titre d’exemple, la nouvelle qui ouvre le recueil, Un jour rêvé pour le poisson-banane, partage ses paragraphes entre la conversation téléphonique hachée d’une femme et sa mère dans une chambre d’hôtel et une scène où un petit garçon part pêcher le poisson-banane avec un homme visiblement dérangé sur la plage dudit hôtel. Avant que l’homme ne se tire une balle dans la tête dans les dernières lignes. Sans préavis.
Car c’est là qu’on touche à l’âme des textes de Salinger : le point de rupture n’est jamais loin. Sous les conversations à bâton rompu dans un style souvent très familier sourde toujours la menace, la faille, le risque. Et si dans ce premier texte on devine que ce vétéran de la seconde guerre mondiale est à bout, la menace plane également sur les autres textes, même si c’est dans une ampleur moindre. Chacune de ces neuf nouvelles, à sa manière, nous montre la difficulté, voire l’absurdité des relations humaines. Elles contiennent en leur sein ce qui deviendra le chef-d’œuvre de l’auteur, les quelques jours d’escapade d’Holden Caufields dans l’Attrape-Cœur.
Si je ne fus pas convaincu, il y a quelques années, par la lecture du classique en question, force est de constater que ces formats courts se lisent vite et laissent une impression vivace de décalage. A la manière d’un Céline, même si le parallèle a ses limites, Salinger noie son propos dans une glose familière qui enfume progressivement l’attention du lecteur, jusqu’au point de rupture, au basculement du texte. Il faut sans doute s’attarder quelque peu sur la vie de l’auteur pour apprécier les nuances et la sensibilité des textes, mais le recueil peut globalement se lire sans être particulièrement préparé.
Chantre d’une certaine jeunesse désœuvrée américaine, il est amusant de constater que Salinger choisit de confronter ses jeunes protagonistes à des adultes souvent brisés par la vie. Pour Esmée, avec amour et abjection (nouvelle dont le titre et les personnages auraient parfaitement collés dans un roman de Nothomb, d’ailleurs) en est le parfait exemple : la relation épistolaire de cet homme avec cette toute jeune fille, bien que très érudite, n’en demeure pas moins sur le fil pendant une bonne partie du récit. Intelligemment construites, ces nouvelles valent certainement le coup d’œil pour tout amateur de littérature américaine qui voudrait creuser l’œuvre au-delà de l’immanquable Attrape-Cœur.