De Hope Mirrless, 1926.
Après plusieurs semaines passées à courir après le temps, pour des raisons malheureusement professionnelles, je vais tenter de reprendre un rythme de publication plus soutenu dans ces colonnes. Et je commence par Lud-en-Brume, lu il y a déjà quelques mois. Je ne connaissais absolument pas ce bouquin avant d’en avoir lu les éloges dans le Panorama illustré de la fantasy et du merveilleux. Considéré dans cet ouvrage de référence comme un œuvre essentielle dans l’histoire de la littérature de fantasy, Lud-en-Brume est le texte principal de Hope Mirrless, auteure britannique née à la fin du XIXème, relativement confidentielle.
Édité en français par la maison d’édition assez confidentielle Callidor (qui a repris vie ! hourra !), le roman trouvera sans doute un lectorat plus large avec la réédition en poche chez Le Livre de Poche, avec une préface de Neil Gaiman. Gaiman fait œuvre d’intérêt public en mettant son nom au profit de ce classique méconnu. On y découvre l’histoire de la ville de Lud-en-Brume, bourgade imaginaire de l’Angleterre victorienne. Les notables de la ville ont choisi, depuis des décennies, de nier l’existence de leurs voisins, le petit peuple de Faerie. Les notables qui dirigent la ville sont même allés jusqu’à imaginer de nombreux stratagèmes pour ne plus les nommés. Ainsi, de doux euphémismes sont utilisés lorsqu’il s’agit de les mentionner.
Et tout irait bien dans le meilleur des mondes si la ville n’était pas la proie d’un trafic illicite de fruits féériques. Ce fruit, cette drogue, surtout pratiquée dans les bas quartiers de la ville, provoque des comportements étranges chez le consommateur. Nathaniel Chanteclerc, le très raisonnable et très populaire maire de la ville ne sait comment traiter le problème et adopte à bien des égards la politique de l’autruche. Jusqu’à ce que les filles de bonne famille commencent à succomber à leur tour. Jusqu’à ce que le propre fils de Nathaniel en soit victime. Aux habitants de Lud-en-Brume, bon gré mal gré, de se réveiller et d’arrêter de nier la réalité : les frontières de Faerie sont moins lointaines que ce que l’on voulait bien imaginer.
Superbe texte d’un classicisme de forme épuré et d’une modernité de ton étonnante, Lud-en-Brume réussit le tour de force d’être un texte actuel malgré son âge vénérable. La plume de Mirrless, habilement traduite par Julie Petonnet-Vincent, est un enchantement de tous les instants. Comme tous les romans traitant de près ou de loin des rapports entre le monde réel et le monde féérique, Lud-en-Brume dégage un je-ne-sais-quoi d’inquiétant et de nostalgique tout à la fois. On y croisera bien sûr l’Homme Vert, Puck et toute la cours de Roi de Fées, qui se cachent ici sous d’autres noms. Et tous ces personnages sont à la fois séduisants et repoussants, comme pouvait l’être le Faune du Labyrinthe de Pan, pour vous évoquer une image cinématographique.
Au-delà des qualités intrinsèques du texte et de l’avant-gardisme de son propos, je me demande également s’il ne faut pas voir dans tout ceci une formidable allégorie d’une partie de la vie de son auteur. Car la morale de Lud-en-Brume, une fois les péripéties digérées, est certainement qu’il faut accepter l’autre, qu’il faut vivre avec ses différences, que chacun à, en soit, l’un ou l’autre jardin secret qu’il est préférable de cultiver que de vouloir désherber. A défaut de beaux légumes, on risquerait d’y voir pousser l’ivraie, avec toutes les conséquences néfastes que cela peut amener. Et quand on sait que Hope Mirrles vécu au début du XXème siècle avec une autre femme, de 37 ans son aînée, il y a fort à parier que le message n’est pas totalement anodin. Ceci mis à part, Lud-en-Brume mérite en effet son statut de classique injustement méconnu, ne souffrant absolument pas des années qui passent. Maintenant qu’il est disponible aisément en poche, vous n’avez plus aucune raison de ne pas y jeter un œil.