De Ken Kesey, 1964.
Après un assez long hiatus -devenir à nouveau père chamboule le timing, il faut bien l’admettre-, il est temps de reprendre ces chroniques. Éloigné des claviers, je ne me suis cependant pas privé de lire, même si ce ne fut qu’épisodique et un peu chaotique. Et quel meilleur roman, pour reprendre mes devoirs, qu’une saga familiale fleuve et atypique ? Et quelquefois j’ai comme une grande idée n’est pas le titre le plus explicite que la littérature américaine ait produit. Son titre original, Sometimes a Great Notions, a pour lui d’être moins familier et plus concis. Mais les deux n’en regroupent pas moins le chef d’œuvre de Ken Kesey, publié aux États-Unis pour la première fois au milieu des années 60.
C’est son deuxième roman, après Vol au-dessus d’un nid de coucou, adapté par Milos Forman en 75. Il mettra, après Et quelquefois […] 25 ans à reprendre la plume, ayant là livrer son œuvre ultime. Roman multiple, il est en même simple et très compliqué de le résumer. L’histoire est, en fait, assez classique : Leland Stamper, jeune étudiant de la côte Est revient dans son Oregon natal pour se venger de son demi-frère, Hank Stamper, le monolithique chef du clan Stamper, bûcherons de leur état. Un différend familial oppose les deux demi-frères, qui n’auront de cesse de chercher l’inévitable affrontement pour savoir qui du couard ou de la brute aura le pas sur l’autre, pour déterminer si l’intellect l’emporte sur le muscle. Graviteront autours d’eux une galerie de personnages secondaires divers et variés : Henry, le patriarche, Viv, la femme de Hank et l’instrument de la vengeance et une série d’habitant de la petite ville rurale de Wakonda, tous liés de près ou de loin au destin du clan Stamper.
Car ce drame familial se déroule alors que le clan Stamper est le seul à ne pas débrayer lors d’une grève du secteur du bois dans la région, attirant autant la convoitise que la haine de leurs voisins directs ou indirects, l’économie de la région entière tournant sur l’industrie du bois. Ce duel de frères ennemis prendra bientôt des proportions homériques, alors même que le roman développe ses ambitions et égraine ses évènements dramatiques à un rythme de sénateur.
En effet, les 600 et quelques pages de cette petite brique sont assez ardues : le style argotique bien rendu par une traduction à multiples mains fleure bon l’arrière-pays ricain. Mais ceci n’est encore qu’un détail par rapport au véritable parti-pris stylistique du roman : les points de vue des personnages s’enchaînent dans un texte pratiquement continu. La ponctuation, par exemple, n’est pas utilisée pour passer d’un narrateur à un autre. Ce n’est qu’à travers un jeu de caractères et de fontes (passant de l’italique à un graphie normale, ou de l’Arial au Times New Roman classique) que l’on s’aperçoit que le narrateur à changer. Autre indice : les parenthèses donnent généralement la parole à un personnage tiers (la parole ou la pensée, les dialogues laissant très largement à la place aux monologues intérieurs). Cela donne un texte fouillis, bordélique par moment.
L’éditeur, les formidables éditions Monsieur Toussaint Louverture, a bien été inspiré, en quatrième de couverture de prévenir que le bouquin demande un effort à son lecteur et de lui conseiller que, malgré le fait que le livre fait tout pour parfois le décourager, il est important de le reprendre et de persévérer. Et c’est tout à fait vrai : j’ai eu beaucoup de mal à rentrer dedans. Si l’originalité du style m’a amusé au début, il m’a fait sortir du roman aux alentours de la page 100 et le livre a végété sur ma table de nuit pendant de longs mois avant que je ne m’y replonge. Mais passer la page 300, il devient pratiquement impossible de le lâcher. Si les évènements s’enchaînent de manière inéluctable vers un dénouement que l’on devine aisément, on ne peut s’empêcher de prendre un malin plaisir à se surprendre à espérer. Ces personnages, qui se révèlent bien plus complexes qu’on ne l’imagine au fil des digressions, des flashbacks et des états d’âme monologués, finissent par entrer dans votre cœur et on se met souhaiter une happy end que l’on sait illusoire.
Kesey développe son récit à travers ces portraits successifs, par petites touches, d’illusions perdues en déceptions et drames successifs. Et quelquefois […] est en effet une saga familiale. Mais c’est aussi un roman de la terre, un roman du sang et de l’effort, un roman de la lutte forcément perdue contre les forces de la nature, un roman sur la rédemption et sur la vengeance. Sur la violence et sur la contemplation. C’est également une ode à l’Oregon et à sa nature indomptée et indomptable. C’est un grand roman sur l’Amérique, un grand roman sur l’humain. Un grand roman tout court.
Alors je ne peux vous donner qu’un conseil : faites honneur à la collection « Les grands animaux » –consacrée essentiellement à des classiques oubliés de la littérature américaine– des éditions Monsieur Toussaint Louverture et tenter l’expérience de Et quelquefois j’ai comme une grande idée. Au-delà d’être un superbe objet (à un prix raisonnable, c’est remarquable), c’est également un livre qui va vous marquer. Que vous le vouliez ou non, ces héros ordinaires, frappés par les malheurs de la vie, provoqués par leur propre obstination, ne pourront que vous marquer au fer rouge pour le reste de votre vie.