De Sergio Aquindo et Pierre Senges, 2016.
Voilà un bel objet littéraire non-identifié. Obéissant à une impulsion soudaine à la vue de la couverture dans le rayonnage d’un bouquiniste il y a peu, je me suis jeté sur cet opus dont je ne savais absolument rien, si ce n’est son titre énigmatique et sa quatrième de couverture encore plus étrange. Et, de fait, cette étrangeté est assez logique : Cendres des hommes et des bulletins est un livre centré sur la folie des hommes. Les éditions le Tripode furent bien inspirées de faire confiance à Sergio Aquindo (le dessinateur) et Pierre Senges (le romancier) pour créer une œuvre hybride, à mi-chemin entre la chronique historique, l’analyse sociologique et le carnet de dessins.
En résumé, le prétexte de ce livre vaut son pesant de cacahouètes. Sergio Aquindo, alors qu’il se baladait au Louvre, tombe sur un petit tableau attribué à Bruegel l’ancien (reproduction du tableau ci-dessous) intitulé « Mendiants« . Curieux, il tente de comprendre ce que le tableau représente. Et là, mystère. Comme vous pouvez le voir, il s’agit vraisemblablement d’une farandole de culs-de-jatte et d’éclopés. Seulement, ils portent sur leur tenue ce qui semble être des queues de renard. Et, ça, c’est bizarre. Car nous n’avons aucun texte qui documente une quelconque fête où porter ces accessoires avait un sens. Du coup, l’imagination de l’illustrateur s’emballe et il commence à dessiner des variations sur le thème. Et il amène son ami Pierre Senges au Louvre à son tour pour lui montrer sa découverte.
L’imagine du romancier entre aussi en ébullition et ils décident de signer un livre-objet à quatre mains. Cendres des hommes et des bulletins en est le fruit de cette rencontre d’artistes. A partir du tableau, les deux hommes commencent à illustrer et raconter la vie de quelques personnages que l’histoire à oublier : les éternels seconds. Un cardinal qui devait être pape, une comtesse qui devait être reine d’Angleterre, un prince qui aurait dû devenir Roi de France, un pacha qui devait devenir Sultan ou encore un bourgeois qui aurait pu financer toute ce beau monde. Mais la vie ne se passe pas comme prévu. Et ceux qui passèrent près du pouvoir ne l’atteignirent jamais. Chacun de ces anti-héros en puissance a droit à son chapitre dans le bouquin avant de se rejoindre dans une caravane des rejetés qui parcourent l’Europe de la fin du Moyen-âge du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest à la recherche d’hypothétiques supports.
Ces chapitres s’alternent avec de courts interludes consacrés aux journées de la folie dans le folklore local européen : bien avant le concept dystopique développé dans la série de film The Purge, les sociétés humaines avaient pour habitude de consacrer une journée dans l’année à bouleverser les règles bien établies de la société. Les enfants donneront la messe, les fous remplaceront les maires et les conseils communaux. Senges décrit ces traditions par le menu, voyageant de l’Italie à la Flandre profonde jusqu’aux petits villages d’Écosse et du Pays de Galle. Et ces « carnavals » ont tous quelque chose en commun : l’ordre établi est mis sans-dessus dessous au profit des fous.
Et c’est là le lien avec l’autre partie de l’histoire : la caravane des rejetés a en fait été supplanté par les fous, les malades et les faibles au pouvoir. Pour une seule lettre de différence sur un bulletin de votre, par exemple, c’est le mauvais cardinal qui fut élu Pape ; le bienheureux, l’imbécile et non le grand favori. A ce dernier de fomenter un coup d’état sur le Saint-Siège, qui fera malheureusement pour lui long feu, puisque les sièges du pouvoir s’accommodent fort bien des fous, pour finir, comme le démontre tous les jours l’état de la démocratie dans nombres de pays du monde (les USA, la Russie, la Corée du Nord, la Turquie, la Hongrie, j’en passe et des meilleurs).
Derrière cette bouffonnerie particulièrement bien écrite et très agréable à lire se cache donc une (courte mais intense) réflexion sur le fait que le pouvoir n’a pas de problème majeur avec la folie et/ou l’imbécilité. Salvateur et drôle, inattendu et nécessaire. Ma seule réserve, pour finir, sera le lien avec les dessins de Sergio Aquindo. Son carnet de croquis, qui rythme régulièrement le livre (au moins un tiers des pages, je dirais), part dans des extrémités qui s’éloignent progressivement du texte. Je pensais que les illustrations suivaient la rédaction, mais il semble au contraire qu’elles les précédent : cela signifie donc que Senges, malgré toute sa verve et l’acuité de sa plume, n’a pu rattraper Aquindo au bout de son délire. Cela ne déprécie pas le livre pour autant. Attention cependant : lecteurs inattentifs s’abstenir ! Il faut se lancer dedans pour baigner dans cette atmosphère de folie étrange et sa fin douce-amère. Une très bonne surprise.