De Maurice Leblanc, 1921.
Dans la série « les grands classiques« , je vous demande Maurice Leblanc. Oui, Maurice Leblanc. Celui d’Arsène Lupin. On retourne donc au printemps de la SF francophone, en 1921 (1920 pour la prépublication dans le magazine Je sais tout), lorsque les « romans scientifiques » se développent progressivement. En cela, la préface érudite à l’édition Folio SF de Serge Lehman est éclairante : en vrai passionné de l’histoire de la littérature de genre, il signe une vingtaine de pages qui replace l’œuvre dans son contexte et nous explique l’influence que ces romans pionniers ont pu avoir tant sur les écrivains français que sur les premiers pulps américains (dont vous n’ignorez pas que je suis un amateur enthousiaste). Leblanc, après avoir créé son personnage à succès a envie de se diversifier. Comme Sir Arthur Conan Doyle, il ne souhaite pas être le créateur d’un unique mythe littéraire. Il se diversifie donc et s’essaie, dans ce roman comme dans d’autres, à la SF avant même que la SF n’existe.
Et il choisit pour objet de son roman scientifique un formidable évènement, comme le titre l’indique, en l’espèce le soulèvement géologique de la Manche, reliant ainsi la perfide Albion au continent. Et j’utilise la perfide Albion à escient, sachant que le héros de ce roman, Simon Dubosc, jeune dandy français musclé, courageux et malin, a seulement quelques jours pour démontrer à l’intraitable Lord Bakefield que, malgré son absence de sang bleu, il est bien apte à marier sa fille, la belle Isabelle. Pour gagner la main de sa belle, il prendra le pari fou d’être un Guillaume le Conquérant moderne. Et le formidable évènement qui survient, décrit avec moult précisions géologiques, façon Jules Verne, lui donnera l’occasion de prouver sa valeur à travers une succession d’aventures rocambolesques aussi improbables que formidablement surannées.
Pour être honnête, ce n’est pas un très bon livre. Le héros est monolithique, rétrograde, sexiste (bien sûr), raciste par moment et rassemble tous les clichés de la masculinité qui fera de la production pulp dans les décennies suivantes une littérature d’exploitation où les textes valables sont des perles dans un champ de tessons de verre. L’histoire et la romance sont cousus de fils blancs, les rebondissements sont invraisemblables, les « formidables évènements » décrits font gentiment sourire par leur côté très local/échelle réduite. Les femmes sont belles ou traitresses. Les étrangers sont les ennemis ou des fourbes. Seul le peau-rouge sauvage fidèle à ses croyances d’origine trouve une certaine forme de compassion chez Leblanc/Dubosc, à l’instar du gentil sauvage (car oui, il y a des amérindiens dans l’histoire… ne vous avais-je pas dit que c’était un peu tiré par les cheveux ?).
Et je suis bien sûr injuste en disant tout cela. Car je lis ce livre avec les yeux d’un lecteur du XXIème siècle. Les clés de lecture et la définition même du sensationnel ont évolué avec le temps et n’ont rien à voir avec celles du lecteur du début du siècle (passé). Cela ne nous empêche cependant pas de comparer avec des textes proches : quelques années plus tard, capitalisant sur une littérature de genre toujours naissante, mais certes plus abondante, Robert E. Howard signait des textes toujours commerciaux et bourrés d’à priori, mais nettement, nettement plus intéressants, profonds et complexes que celui-ci.
Je retiens surtout du Formidable évènement des scènes de violence parfois assez crues qui émaillent le récit lorsque Simon traverse la Manche émergée pour tenter de sauver sa promise des mains du vilain de service. Devenu rapidement un no man’s land en proie aux brigands et réprouvés de toutes sortes, ces nouveaux territoires sont l’occasion pour Leblanc de signer un western franco-anglais. Dans un décor pratiquement post-apocalyptique, où le fond des mers, émergé, laisse apparaître toutes les épaves des siècles passés comme autant de fortins à conquérir par des mécréants sans foi ni loi. Un Mad Max avant l’heure, question décors et ambiance.
Je ne peux donc décemment pas conseiller cet opus au lecteur qui chercherait un bouquin de SF pour s’évader quelques heures. La forme et le fond n’en font au plus qu’une gentille série B un peu cheap. Historiquement, l’œuvre a sans doute de l’importance et elle ravira donc l’historien amateur du genre que vous êtes peut-être. Mais même lui (vous ?) peut sans doute s’arrêter après l’essai de Serge Lehman qui reconnait bien volontiers « qu’il ne s’agit pas d’un chef d’œuvre« . De fait.