De Mathieu Gaborit, 1995-1996
Les Crépusculaires sont composées de :
* Souffre-Jour, 1995
* Les Danseurs de Lorgol, 1996
* Agone, 1996
La seule incartade pseudo-steampunk de Gaborit dans ces colonnes, cosignée avec Fabrice Colin, ne m’avait pas spécialement charmée. Pourtant, Gaborit bénéficie d’un bouche-à-oreille fort favorable chez le fan de fantasy francophile. Il fait partie des pionniers d’un certain renouveau de la fantasy adulte dans la langue de Molière, au mi-temps des années 90 du siècle passé. Je n’ai donc pas résisté à la l’achat de la superbe intégrale des 20 ans de la parution originale chez Mnémos. Cette intégrale contient également le diptyque d’Abyme, qui fera certainement l’objet d’une chronique ultérieure un de ces quatre. La superbe édition, sortie en 2018, traînait au sommet de ma PAL depuis donc un peu moins de deux ans. Mnémos ressorti cette version « luxe » de l’intégrale, sous le nom des « Royaumes Crépusculaires » en parallèle au nouvel opus de Gaborit faisant suite à Abyme, La Cité exsangue (2018), Tome 1 des Nouveaux Mystères d’Abyme.
Mais revenons aux fondamentaux avec la première série publiée de l’auteur, Les Crépusculaires. Ces trois courts romans (un petit 200 pages en poche chacun) sont donc regroupés ici en 400 pages d’un volume très agréable à prendre en main, doté d’une superbe couverture signée Goulven Quentel & Julien Delval. Les trois opus se lisent d’une traite tant la séparation est plus question de découpage éditorial que réelle question de progression scénaristique distincte. En d’autres termes ; les chapitres se suivent sans discontinuer et passer de Souffre-Jour aux Danseurs de Lorgol, par exemple, ne se remarque que par la présence d’une page d’intertitre.
Gaborit nous livre avec cette trilogie fondatrice de son œuvre ce qui peut arriver de bien quand un DM de jeux de rôle a des compétences stylistiques évidentes. Les Royaumes Crépusculaires, qui servent de cadre au récit, ne devraient en effet pas dépayser le lecteur de fantasy chevronné. On y croise des guerriers, des magiciens, des nains, des lutins ou des gargouilles. Le tout dans un contexte de royaumes sensiblement moyenâgeux qui ont tendance à comploter les uns contre les autres pour des raisons tant bassement matérielles que spirituelles ou philosophiques. Les écoles de magie, par exemple, ne s’aiment pas beaucoup l’une l’autre, ce qui provoque évidemment nombre de conflits aussi inévitables que sanglant.
Et l’auteur de nous conter l’histoire d’un jeune homme (bien sûr), noble (c’est évident), au passé torturé (et pourquoi pas, après tout ?), qui rejette sa famille et refuse sont héritage à la mort de son baron de père. Il préfère en effet se vouer corps et âme à un ordre pseudo-religieux dont la vocation est d’apprendre aux paysans à lire afin qu’ils puissent eux-aussi accéder au savoir et, donc, au pouvoir. Cette rébellion aux échos adolescents tourne cependant court en raison du décès de son père qui entends bien faire de lui son héritier, putatif s’il le faut. Par son testament, il l’oblige à suivre les cours de l’Académie de Souffre-jour pendant au minimum jours, au terme desquels il pourra décider de son futur. Persuadé qu’il restera fidèle à ses idéaux libertaires, ce fils ingrat qui répond au nom d’Agone de Rochronde va cependant rapidement être confronté à une toute autre réalité, plus sombre et plus complexe qu’il ne l’avait jamais imaginé.
Avec ceci, je ne vous résume que l’entame du premier tome et non la suite. Mais sachez cependant que Gaborit avait visiblement (bien) construit sa trilogie dès le départ, puisqu’il égrène au fil des chapitres des éléments et des personnages qui ne prendront parfois leur sens qu’une centaine de pages plus loin. Et que les complots en cascades retourneront bien sûr les enjeux et les alliances à de multiples reprises chemin faisant, transformant l’ennemi d’hier en allié du jour au gré des rebondissements de l’intrigue.
Et le moins que l’on puisse dire est que rebondissement il y a ! Le récit file à une vitesse parfois aberrante. Si le premier tome prend son temps pour nous introduire le personnage d’Agone, alors encore adolescent mal dégrossi, et l’Académie de Souffre-Jour, le tempo s’accélère méchamment passé les 50 premières pages et se succèdent alors à grande vitesse des nouveaux concepts et de nouveaux personnages à peu près tous les chapitres. Ceux-ci sont courts (4 à 8 pages en général) et laissent peu de place à la respiration parfois nécessaire dans cette quête qui fera mûrir Agone de manière parfois très cruelle. Sans tomber dans le glauque à la Mark Lawrence ou à la Joe Abercrombie, Mathieu Gaborit n’hésite pas à affirmer à travers sa plume qu’il fait de la fantasy pour adulte. Les personnages sont cruels et n’hésitent pas à tuer ou à torturer lorsque cela sert leurs intérêts. Si Gaborit est finalement très prude, côté mœurs, il est cependant assez clair qu’il a dépassé Tolkien et qu’il s’approche d’une fantasy politique et sombre à la George R.R. Martin (le premier tome du Trône de Fer sort en 1996) ou à la Glen Cook (le premier opus de La Compagnie Noire date déjà de 1984 !).
Cependant, je ne peux m’empêcher de ressentir une certaine frustration après avoir conclu le troisième et dernier tome des aventures d’Agone. Confié à un autre auteur, nous aurions cependant eux 3 tomes de 500/600 pages chacun et non trois courts romans de 200 pages. Si le tempo s’en trouve effectivement maintenu tout du long, je regrette que l’auteur n’ai pas choisi de ralentir le récit à certains moments pour creuser davantage son monde ou, mieux, ses personnages. Les Royaumes de Crépusculaires sont en effet un monde de fantasy, pour aussi bien construit qu’il est, finalement assez classique. La bonne idée est d’avoir développé un système de magie qui obéit à des contraintes non-habituelles pour le genre, avec l’adoption des danseurs, ces petits familiers qui sont la source de la magie pour ses praticiens. Mais cette frustration est encore plus importante en ce qui concerne les personnages. Nombre d’entre eux ne sont qu’esquisser en quelques traits stéréotypés là où nous aurions aimé les voir approfondis, enrichis d’une histoire personnelle qui aurait rendu leurs choix et leurs actions plus logiques.
Seul Agone, finalement, a droit a ses moments d’introspection. Mais c’est probablement le personnage le moins intéressant, finalement. Bien malgré lui, il endosse le rôle du « héros » de fantasy classique. Et si sa force ne sera pas dans ses muscles, on ne peut s’empêcher de remarquer que tout lui réussit : il doit apprendre le maniement des armes ? Une fée noire légendaire lui forgera une rapière intelligente (et ultra-puissante) en quelques pages. Il doit apprendre le maniement d’un instrument pour manipuler les sentiments d’autrui ? Le voilà maître de son instrument en quelques jours. Il doit apprendre la magie ? Aucun problème, le voilà praticien après quelques semaines à observer des mages confirmés dans une sombre taverne de la capitale. Et si toutes ses compétences ne s’acquièrent qu’au prix de sacrifices souvent cruels, il n’en demeure pas moins que l’on ne peut que rester rêveur devant la facilité déconcertante avec laquelle ce prince se réinvente tous les cinq chapitres.
Heureusement, Gaborit a l’intelligence de le faire évoluer au fil des volumes et il passe d’un ado mal dégrossi, d’un rebelle parfois horripilant dans le premier tome, à un personnage sombre et tragique dans le troisième opus. C’est ce qui rend Agone attachant, pour finir. Même si, dans un jeu de rôle, il se classerait haut la main dans les gros bills, on vit sa trajectoire personnelle et ses deuils successifs avec une peine croissante, nous menant à une fin aussi inévitable qu’annoncée. Et comme Gaborit a la verve aussi facile qu’érudite, Les Crépusculaires se lisent en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Compte tenu de son âge déjà canonique pour la fantasy française, il est évident que Les Crépusculaires est une œuvre fondatrice qui démontra à l’époque à une génération d’ados devenus depuis lors auteurs qu’on pouvait aussi faire de la fantasy mature, intelligente et adulte de ce côté-ci de l’Atlantique. Dommage, cependant, que Gaborit n’ai pas pris plus de temps (et de pages) pour faire prendre de l’ampleur à son histoire, son monde et ses personnages.
PS: le jeu de rôle tiré de l’œuvre, rédigé en partie par Gaborit lui-même, donne visiblement des clés supplémentaires et creuse davantage le monde créé par l’auteur. C’est sans doute vrai, mais je me vois mal acheter le JdR juste pour ça.