Louis Ferdinand Céline, 1932
Peut-on raisonnablement lire Céline à l’heure actuelle ? Il y a de cela quelques semaines, je me suis fait traiter de fasciste et d’antisémite lorsque l’on m’a pris à lire Voyage au bout de la nuit. Et ce vieux débat, qui, de loin, pouvait sembler clos, a trouvé une caisse de résonance importante sur le web, où chacun est prompt à céder aux amalgames et jugements à l’emporte-pièce. La très érudite préface du premier tome des œuvres complètes de Céline à la Pléiade (qui comprend Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit) n’aborde intelligemment pas le sujet de front. Elle avance des arguments et des contre-arguments, souvent logiques et parfois spécieux, qui entendent laisser le bénéfice du doute.
Entendons-nous bien : pas de doute sur le fait que Céline ait en effet fait preuve d’un antisémitisme crasse à un moment de l’histoire où l’ignorance ne pouvait même plus être avancée comme explication (à défaut d’excuse), d’autant plus chez un homme brillant. Il n’y a en effet pas de doute : Bagatelles pour un massacre, publié en 37 et soutenu par Céline pendant de trop nombreuses années, est une lecture effroyable (consultable sur Internet uniquement, puisque Céline et ses ayants-droits ont toujours refusé une republication, même à des fins académiques).
Non, le doute de la préface de la Pléiade est un doute raisonnable. Peut-on dissocier une œuvre de son auteur ? Une production intellectuelle des affres de l’intellect qui l’a produit ? L’universitaire le souhaite, par sa recherche de la connaissance et du signifiant, de l’histoire et de son contexte. Mais quid du lecteur lambda ? Nombre de réactions glanées ci et là sur l’Internet sont d’ordre sentimental ou émotionnel. Ou éthique, cela dépend du point de vue. En effet, je conçois parfaitement que des lecteurs actuels, directement ou indirectement touchés par la Shoah et l’antisémitisme rampant qui continue malheureusement de s’exprimer tous les jours, que ces lecteurs connaissent un phénomène de distanciation en lisant Céline. Certains d’entre eux expriment la lecture de Céline comme une trahison à leur famille, leur idéal, leur identité, leur histoire. Je le comprends, même si je ne le partage pas.
L’œuvre, à mes yeux, est dissociable de son auteur. Je crois profondément à « l’état de grâce » qui touche de temps un autre un artiste et qui lui permet de produire quelque chose qui a une valeur plus élevée que lui-même, si tant est que l’on puisse parler de valeur et de production pour l’Art. Les exemples de sculpteurs, de compositeurs ou de cinéastes sont légions. Et les écrivains sont, aussi, des artistes. Il faudrait donc pouvoir, en tant que lecteur, se distancier de ce que l’on sait sur l’auteur pour prendre son œuvre sans œillère. C’est pratiquement une gageure dans le cas de Céline, la face sombre étant actuellement plus médiatisée que l’œuvre, en définitive. C’est d’autant plus complexe quand l’auteur écrit sur le temps présent et qu’il est donc simple de remplacer l’œuvre « dans son contexte » ou « dans la vie de son auteur ».
Je n’ai pas pour intention d’écrire un billet sur les mécanismes de l’antisémitisme en France (d’autres l’ont très bien fait, notamment Michel Winock aux éditions du Seuil) et ne rentrerai donc pas dans des considérations historiques. Céline étant un homme de son temps, il a commis les erreurs que nombre d’hommes de sa génération ont également commises. Ces erreurs, comme je le disais plus haut, ne sont ni explicables, ni excusables ; elles relèvent du fantasme et de la recherche d’un bouc-émissaire à une série de malheurs réels ou supputés. Mais cela n’empêche pas le réceptacle de ces pathologies diverses de rédiger une œuvre.
Et Voyage au bout de la nuit en est une, résolument. Par son ton, son style, ses fulgurances, son cynisme, sa nonchalance, par sa nouveauté surtout, Voyage est, en effet, l’un des monuments littéraires du XXe siècle. Ce feuilleton des malheurs de Bardamu, qui tombe (in-)volontairement et systématique de Charybde en Scylla est un roman difficile d’accès. Souvent, la lente répétition des schémas narratifs lassera le lecteur dans l’attente d’une bulle d’air positive. Celle-ci, inexorablement, n’arrivera jamais. Le bonheur de Bardamu est comme le Godot de Beckett ; on en parle, on le devine, il est parfois presque là, mais toujours il est absent.
Voyage au bout de la nuit est une expérience. Malgré son auteur, il doit plus à l’anarchisme qu’au fascisme. Il n’y a pas d’espoir, simplement une fuite en avant et une volonté autodestructrice qu’exprime ses personnes au fil des paragraphes. Voyage est une lecture utile, intéressante, intelligente, drôle, difficile, déprimante, énervante. Tout cela à la fois. Une lecture nécessaire, donc.